TEMOIGNAGE TSIGANE

Publié le par Regards

Témoignage tsigane : histoire et mémoire
José Brun, administrateur de l’association Regards 

 

Etablir la déclaration de ce qu’on a vu, entendu, perçu afin de servir à l’établissement de la vérité lorsqu’on est membre d’un peuple venu de l’Inde, apparu au XVème siècle en Europe occidentale et qui a mené une existence de nomades exerçant divers petits métiers, relève a priori d’un exercice difficile.

Cette connaissance des évènements du passé, des faits relatifs à l’évolution d’un groupe qui sont dignes ou jugés dignes de mémoire est d’une évidente subjectivité.

Quelle valeur peut-on accorder à cette faculté de conserver et de rappeler des états de conscience passés et ce qui s’y trouve associé dans le cadre d’une telle démarche ?

Aujourd’hui, l’histoire des Tsiganes est bien établie notamment autour de l’œuvre des travaux de François de Vaux de Foletier.

Cette démarche, à l’instar de celle d’autres chercheurs qui la poursuivent, a contribué à la mise en relations des évènements considérés comme les plus marquants du passé de nos ancêtres.

Elle a permis pour certains d’entre nous qui s’y sommes intéressés, non pas de redécouvrir, mais de découvrir tout simplement nos origines les plus anciennes.

Par un indescriptible phénomène, ces apprentissages historiques, la découverte de notre épopée, font résonnance en nous. C’est un peu comme si nous portions au plus profond de notre chaire et de façon inconsciente, les souvenirs de l’histoire qui ont ponctué notre longue route.

Issu d’un « peuple » à tradition orale, la lecture des narrations historiques aussi brillantes qui nous réunissent à l’occasion de ce colloque, nous conduit à une certaine appropriation mentale et visuelle des mots.

Il me vient l’idée de comparer à la pierre philosophale qui transformerait en or ce qu’elle toucherait, le Tsigane qui convertit de façon imagée et soutenue ce qu’il lit. Comme dans un principe inné de traduire concrètement les choses afin de les visionner, de se les approprier.

Lorsqu’on est sinto piémontais, c’est l’identité que l’on ma transmise sans pour autant qu’elle ne figure quelque part, tomber sur le mot Tsigane dans la perspective de lire son histoire conduit à un sentiment total d’étrangeté pour ne pas dire de profonde vexation.

Sensation exacerbée comparable à celle que l’on éprouve usuellement quand quelqu’un s’adresse à vous et confond notre nom.

On croit dans un premier temps s’être trompé, puis on s’aperçoit, très rapidement, qu’il en est scientifiquement ainsi.

Ne pas se reconnaître dans le terme tsigane devrait nous conduire, principaux intéressés, à en définir un autre tout particulièrement dans le cadre d’actions visant à notre reconnaissance.

Mais comment arriver à un tel compromis sémantique compte tenu des multiples différences qui nous distinguent, parfois si profondément, d’un groupe à l’autre ?

Aujourd’hui, paradoxalement, c’est comme si nous portions ou en tout cas notre image, la croix de notre passé.

D’un côté, notre histoire est arrêtée comme le serait le cheminement d’une course poursuite à travers le monde qui est magnifiée.

Celle-ci l’est d’ailleurs sans doute à juste titre, tellement nous la ressentons fièrement dans tout son contenu de heurs et malheurs.

D’un autre côté, et c’est delà que surgit l’ambiguïté, nous payons le lourd tribut pour une représentation que l’imaginaire collectif nous reproche insidieusement de ne pas être fidèle à ce qu’il considère comme la réalité.

Au même titre que l’on jugerait une noblesse déchue qui, par un subtil mécanisme visant à entretenir les poncifs auxquels elle est liée, demeurerait malgré tout attachante.

Au passage, il est difficile d’imaginer le niveau des liens et de l’aisance des relations que certains de nous gardent, notamment dans le milieu de la l’antiquité et de la brocante, avec ces descendants aristocrates auxquels nous étions parfois et sans doute liés. Impression absurde et incontrôlée de partager du noble sang.

Serions-nous l’ombre de nous même, les pâles héritiers d’un peuple au destin ayant subitement pris fin ?

Chaque étude nous appréhendant, commence invariablement par notre origine indienne commune. Celle-ci balaie d’un coup et d’un seul nos cinq siècles d’existence française et nous renvoie à un verdict sans appel qui se présente sous deux aspects.

Nous demeurons comme des éternels étrangers, et nous sommes irréductibles à un seul et grand groupe d’ordre mythique.

En quelque sorte, le groupe étranger, mais pas de tout soupçons.

Ma famille a fui précipitamment les aléas de son histoire de maquignons installés dans les plaines du Piémont, pour franchir la frontière et se réfugier en France au XIXème siècle. Rencontre d’un douanier compréhensif à la vue des pièces d’or, échange réciproque de bons procédés et surtout de patronyme, histoire de se refaire un nom en France synonyme d’une intégration facilitée.

Il est à cet égard très étonnant que soit aussi présente à l’esprit la notion de noms tsiganes. Réminiscence folklorique plus ou moins entretenue et satisfaite à l’entente de noms à consonance germanique rappelant une venue d’ailleurs. Néo-exotisme de pacotille.

Quoiqu’il en soit, cet indice de « tsiganité » pour l’extérieur nous permet à nous, de l’intérieur, de juger et jauger ce que d’aucun appellerait nos semblables sur différents critères.

Nous connaissons plus ou moins tous une histoire sur chaque grand groupe familial à tel point que l’usage qui consiste à demander en préambule de toute relation le nom de son interlocuteur, conditionnera, de façon épidermique parfois, la continuité ou pas de l’échange.

Chemin faisant, la tradition orale qui nous permettait d’établir les raisons pour lesquelles nous étions rivaux de tels groupes, arrive à s’émousser.

Elle prend ainsi différents sens et offre, lorsqu’elle se déforme, plusieurs explications quant la raison d’origine n’arrive pas à être totalement oubliée.

Les traces iconographiques de nos ancêtres sont rares et ce jusqu’à récemment. Lorsqu’elles existent, on ne les connaît pas forcément, je pense notamment aux photographies des titres de circulation que l’on peut trouver dans le carnet anthropométrique instauré par la loi du 16 juillet 1912.

 

Une façon de découvrir ses ascendants sous d’étonnants profils et de curieuses mentions.

Les différents clichés et cartes postales ont également immortalisés certains moments de la vie tsigane.

Du stationnement sur la place du village provoquant l’émoi général et la venue du photographe-reporter local, aux multiples scènes de l’univers économique. La tournée du rémouleur, l’installation du cirque, le montreur d’ours, autant de traces qui m’ont personnellement permises de tomber par hasard sur la carte postale du banc de l’un de mes grands-pères sur un marché aux puces après la guerre.

Quelle période représente celle-ci dans tout ce que l’histoire a bien souvent de cruel et d’étrange à la fois.

Toute la difficulté que j’ai eu enfant à comprendre et me construire à l’écoute informelle de ces bribes d’informations, ces demi-mots distillés par les membres de ma famille sur l’histoire de la guerre et de l’internement.

Un parent « éloigné » qui se fait tuer deux jours après son engagement dans les FFI aux abords d’une ville éloignée à moins de quinze kilomètres d’un camp d’internement d’autorité française où sont enfermés ses propres cousins germains.

Dans ceux-là, l’une de mes tantes, qui s’y échappera enfant, parcourant à pied une route interminable jusqu’à une préfecture où son futur mari s’était réfugié avec les siens dans un quartier urbain délabré. Une quinzaine d’années plus tard, celui-ci portera l’uniforme français dans la guerre d’Algérie.

Incohérences historiques, sordide loterie, non reconnaissance tout court d’un scandale sous fond de génocide.

Pendant ce temps les villes grossissent et évoluent au rythme des Trente Glorieuses.

Quelles décennies de révolutions pour nos familles ballottées en si peu de temps dans le tourbillon de ces mutations socio-économiques.

Autant d’anecdotes que j’ai entendu tout particulièrement autour du passage des voitures à chevaux aux caravanes motorisées.

La France se rétrécit tout d’un coup, on retrouve çà et là des parents aux abords des villes, nouvelles, dont les physionomies ne cessent de changer.

Quel meilleur sociologue urbain qu’un Tsigane qui, aux marges de l’agglomération dont il connaît chaque rue par ses parcours de chine, la voit s’étirer sur son recul ?

Quel plus fin analyste des changements économiques qu’il pressent pour s’adapter et survivre ?

Quel si perspicace observateur de cette population largement issue de l’exode rural, qu’il a eu l’occasion de fréquenter et d’apprendre à connaître sur ses propres terres, avant même ses pairs sédentaires dans son arrivée au sein de la Cité  ?

Les interstices du territoire parisien, précurseurs des lieux de relégation, sont néanmoins fermement disputés avec les immigrés. Rencontres culturelles composées de relations biaisées par l’obligatoire maintien réciproque des principes vitaux.

L’ethnographie tsigane existe, mes parents m’en ont communiqué l’histoire et ses enseignements.

Autant de récits et de scènes colorés, d’images richement parfumées dont le point commun demeure toujours le même, leur incessant mouvement. Quoi de plus normal, puisqu’ils s’inscrivent tous dans les sillons du voyage, même spirituel.

Si les faits d’hier sont le passé d’aujourd’hui, les évènements actuels feront l’histoire de demain.

Comment ne pas craindre alors, le sort et l’égard qui sont réservés en ce moment aux membres de nos communautés, dans notre pays, la France.

On nous dit qu’il faut comparer ce qui est comparable, prendre garde de ne pas employer n’importe quel terme pour exprimer nos craintes.

C’est vrai, les mots ont un sens qu’il convient donc de respecter lorsqu’on les utilise. Personne en revanche ne pourra sur cette terre nous empêcher de penser ni même s’approprier nos ressentis, nos intuitions.

Au café du commerce, on dit que l’histoire se répète par cycles.

 

J’ai peine à croire que les brigades du Tigre, créées en 1907 par Georges Clemenceau pour traquer les itinérants, « ces gens sans aveux », soient remplacées aujourd’hui, pour les gens du voyage, par les groupements d’interventions régionaux.

 

Pourtant, le 31 juillet 2002, nous étions à nouveau devenu, le temps d’une phrase, le fléau de demain1.

 

 

 



1 Dominique Leclerc, Sénateur : « On a parlé des gens du voyage. C’est le fléau de demain. Ce sont des gens des asociaux, aprivatifs, qui n’ont aucune référence et pour lesquels les mots que nous employons n’ont pas de signification » (applaudissements). Séance du 31 Juillet 2002 au Sénat.

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